NouvellesModèle controversé des "chauffeurs inc." dans l'industrie du camionnage

Modèle controversé des “chauffeurs inc.” dans l’industrie du camionnage

Dans le secteur du transport au Québec, une pratique de plus en plus courante suscite des préoccupations : l’embauche de chauffeurs sous le statut d’incorporés, communément appelés “chauffeurs inc”. Cette tendance, observable sur des plateformes de recrutement telles que Kijiji et Indeed, permet aux entreprises de transport de contourner certaines charges sociales, leur offrant ainsi la possibilité de proposer des tarifs compétitifs. Cependant, cette stratégie n’est pas sans conséquences.

Les dessous de l’incorporation

Les chauffeurs incorporés sont des travailleurs qui, bien qu’ils ne possèdent pas leur propre équipement, fournissent exclusivement leurs services à une entreprise. En d’autres termes, ils sont rémunérés comme des fournisseurs ou des sous-traitants. L’entreprise ne rémunère donc pas directement l’individu, mais son entité juridique, l’incorporation.

Contrairement aux entrepreneurs traditionnels, tels que les voituriers, ces chauffeurs conduisent des camions appartenant à la flotte de l’entreprise, souvent identifiables par le logo de celle-ci. Cependant, ils ne bénéficient pas des protections et avantages sociaux habituellement accordés aux employés salariés, tels que l’assurance contre les accidents du travail ou les congés payés. En contrepartie, ils perçoivent un salaire plus élevé du fait de l’absence de ces déductions. Ils n’ont pas de couverture d’assurances (médicaments, lunettes, dentistes, thérapies…), pas de vacances, ni d’entente salariale ou de convention collective.

Responsabilités financières et sociales des chauffeurs incorporés

Les chauffeurs incorporés assument la responsabilité de leurs avantages sociaux et de leur sécurité financière. En cas de maladie, ils ont accès aux soins de santé de base grâce à l’assurance-maladie de la province, mais doivent souscrire à une assurance privée pour une couverture complète, puisqu’ils ne bénéficient pas des protections offertes aux salariés. Ils peuvent également cotiser volontairement à des régimes comme le RQAP ou l’assurance-emploi, selon leur éligibilité.

Sur le plan fiscal, ils déclarent leurs revenus comme entreprise individuelle, ce qui leur permet de déduire certaines dépenses professionnelles. Ils doivent également gérer eux-mêmes leur planification de la retraite, en contribuant à des REER ou à d’autres régimes, car ils n’ont pas accès à la RRQ. L’absence de cotisations à ces régimes peut entraîner des économies à court terme mais des risques financiers à long terme en cas de maladie sans couverture adéquate.

Pierre-Yves McSween, s’exprimant sur les ondes du 98,5 fm, a qualifié le modèle des chauffeurs inc de perversion pour l’industrie, en soulignant les risques associés à la non-contribution à la RRQ : « Je vais me créer un INC et me payer en dividende pour éviter de me payer la RRQ deux fois : la part employeur et la part employé. Mais quand tu te payes en dividende, tu n’accumules pas de RRQ! Et la RRQ ce n’est pas de l’impôt! C’est la Régie des Rentes, votre plan de retraite du Québec! »

De plus, les chauffeurs inc doivent assumer les frais d’un comptable, effectuer une déclaration de revenu d’entreprise et une déclaration de revenu personnelle. Ils doivent s’inscrire aux taxes et gérer leurs contrats, tout en attendant parfois jusqu’à 60 jours pour être payés en tant que fournisseurs.

Ces chauffeurs supportent seuls les risques financiers et sociaux de leur activité, les rendant vulnérables en cas de ralentissement économique ou de maladie. La nécessité de maintenir leur revenu peut les inciter à travailler au-delà de leurs limites, augmentant ainsi les risques pour leur santé et leur sécurité.

Conséquences économiques et sociales

Ce modèle présente des défis significatifs pour la société, notamment en contribuant à la précarisation du travail et à l’érosion de la protection sociale. Cela peut entraîner une insécurité économique accrue et des répercussions négatives sur la santé et le bien-être des travailleurs.

L’absence de couverture adéquate peut rendre les chauffeurs réticents à se soigner en cas de maladie, augmentant la charge pour le système de santé public. De plus, l’État peut être confronté à des coûts supplémentaires en termes d’assistance sociale et de soins de santé si les chauffeurs ne disposent pas de protections suffisantes.

L’Association du camionnage du Québec (ACQ) estime que ce modèle a entraîné une perte de près de 2 milliards de dollars en cotisations sociales pour l’État québécois au cours de la dernière décennie. Cette perte est due à la réduction des cotisations sociales versées par les chauffeurs incorporés par rapport aux employés salariés, affectant le financement des programmes de protection sociale. Les cotisations sociales constituent une source de financement cruciale pour des programmes tels que les pensions de retraite, l’assurance-maladie et les prestations de chômage. Leur diminution peut donc affecter à long terme la qualité et la pérennité des services offerts à la population.

Enfin, cette pratique crée une concurrence déloyale envers les entreprises qui respectent les règles, en permettant à certaines de soumissionner à des prix inférieurs sur les appels d’offres. Il est donc crucial que les autorités encadrent cette pratique pour préserver l’équilibre entre flexibilité économique et protection sociale.

Réactions des entreprises impliquées

Lorsque contactées pour commenter sur cette pratique, les entreprises présentent des réponses variées. Par exemple, Ilco Transit, mentionnée dans une annonce sur Kijiji, a initialement indiqué que la majorité de ses chauffeurs étaient incorporés pour des raisons de simplicité. Toutefois, suite à un suivi, la société a nuancé ses propos, affirmant que le choix d’être incorporé ou non revenait au chauffeur et que l’entreprise était ouverte à les intégrer dans la masse salariale si le marché évoluait en ce sens. Ilco Transit a également souligné l’existence d’une “zone grise” dans la classification des employés dans l’industrie, affirmant qu’elle offrait une rémunération équitable à ses chauffeurs, qu’ils soient incorporés ou salariés.

Dans son annonce sur Kijiji, l’entreprise spécifie qu’elle propose un salaire de 74 cents du mile à un chauffeur incorporé. Lors d’un échange entre le transporteur et un journaliste de La Presse, M. Ileri a précisé que le taux de rémunération pour un employé salarié régulier se situe aux alentours de 63 à 64 cents du mile. Pourtant, selon Pierre-Yves McSween, un chauffeur inc doit être en mesure de gagner entre 50% et 70% de plus pour compenser les pertes de revenus et les coûts, le compte est loin d’être bon!

De son côté, Cool ALTS Transport, qui opère quatre tracteurs, a justifié le recrutement de chauffeurs incorporés par les conseils de son comptable, qui lui aurait suggéré que cette méthode serait plus facile. Le propriétaire de l’entreprise a cependant exprimé son intention de discuter davantage avec son comptable pour mieux comprendre les détails de cette pratique.

En vérité, pour une entreprise, c’est rentable d’embaucher des chauffeurs inc : pas de charge sociale, pas de régime de retraite, pas de vacances à payer, pas de jours de maladie, pas d’employé qui a des problèmes de santé dans un programme d’aide…

La réaction de l’industrie et des autorités

Face à cette situation, l’Association du camionnage du Québec (ACQ) et d’autres acteurs majeurs de l’industrie appellent à une régulation plus stricte pour mettre fin à ce qu’ils considèrent comme une forme de fraude fiscale. Le gouvernement du Québec, ainsi que le gouvernement fédéral, sont en train d’examiner la question pour éventuellement ajuster le cadre législatif et mieux protéger les droits des travailleurs dans ce secteur.

Une industrie en quête de clarification

Ces réactions mettent en lumière la complexité et l’ambiguïté entourant la question des chauffeurs incorporés dans le secteur du transport. Les entreprises semblent naviguer dans une zone floue, oscillant entre les avantages économiques de ce modèle et les incertitudes légales et éthiques qu’il soulève. La nécessité d’une clarification réglementaire et d’une uniformisation des pratiques apparaît donc comme une priorité pour assurer une concurrence équitable et la protection des droits des travailleurs dans cette industrie cruciale pour l’économie québécoise.

L’importance de saisir les enjeux

Certains chauffeurs incorporés, particulièrement ceux qui ne saisissent pas pleinement les complexités financières et légales de ce modèle, risquent de se retrouver dans des situations précaires en raison d’une gestion financière inadéquate. Le manque de compréhension des enjeux et responsabilités liés au statut de chauffeur incorporé peut les amener à négliger des aspects essentiels tels que la planification de la retraite ou une couverture d’assurance adéquate. Cette problématique est d’autant plus marquée chez les immigrants, qui peuvent être moins familiers avec le système québécois et/ou canadien, et se retrouver davantage vulnérables face à des pratiques abusives. Ils sont souvent les premières victimes de ces modèles d’affaires, subissant une exploitation sans en être conscients, ce qui souligne l’urgence d’une régulation et d’une sensibilisation accrues pour protéger tous les travailleurs.

Pierre-Yves McSween, expert en finance, souligne l’importance d’une analyse approfondie : « Je ne pense pas qu’avec un INC, tu fasses la passe fiscale du siècle. Si ton REER n’est pas plein, et ton CELI n’est pas plein, et que tu juges que ça vaut la peine de payer des comptables pour faire ta déclaration de TPS, de TVQ, faire tes états financiers, préparer ta planification fiscale, gérer tes remises, tu vas peut-être te payer un sous-traitant pour traiter tes propres payes. Donc, ça coûte de l’argent aussi! Gérer ta facturation, tes recouvrements… Écoutez-moi bien, les chauffeurs inc. Si vous n’êtes pas capables d’aller chercher de 50% à 70% de plus de paye pour compenser les pertes de revenu et les pertes de coûts ailleurs, vous êtes en train de faire un très mauvais calcul… »

Conclusion

Bien que le modèle des « chauffeurs incorporés » puisse offrir certains avantages économiques à court terme, il soulève des questions importantes sur l’équité, la protection des travailleurs et la santé financière de l’État. Il est impératif que les autorités prennent des mesures pour encadrer cette pratique et assurer un environnement de travail juste et sécuritaire pour tous les acteurs du secteur du transport au Québec, afin de prévenir toute situation où un travailleur pourrait être exploité ou manipulé dans un stratagème lui étant préjudiciable.

Sophie
Sophie
Sophie Jacob possède une solide expérience et des qualifications notables dans le domaine de l'édition. En tant que rédactrice en chef chez Truck Stop Québec, elle supervise attentivement le contenu éditorial des articles, des actualités et du programme radio. Elle joue également un rôle actif dans la recherche d'informations et la création de contenus pour les réseaux sociaux, ainsi que dans la réalisation de segments radio de qualité.

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